Le 18 mai 2017, le Club Les Echos en partenariat avec Wavestone, Pénélope Groupe et Favart recevait Denis Kessler, Président-Directeur général du groupe de réassurance Scor, pour débattre du thème : « L’univers des risques est-il en expansion ? ».
Denis Kessler en quelques mots
Agrégé de sciences économiques, de sciences sociales et de sciences actuarielles, Denis Kessler a été successivement président de la Fédération française des sociétés d’assurance (FFSA), directeur général et membre du Comité exécutif du groupe AXA et vice-président délégué du MEDEF. En 2002, il a été nommé président-directeur général de SCOR, groupe de réassurance global indépendant. Au cours des dix dernières années, le groupe SCOR a multiplié par 3 ses effectifs, par 2 la taille de son bilan et par 5 son chiffre d’affaires. Il assure des risques dans 160 pays, et, en 2016, était le 4ème réassureur mondial (1).
Le grand risque, matière première des réassureurs
« Les entreprises de réassurance ont pour matière première cette variable incroyable qu’est le risque, souvent catastrophique, que ce soit dans le domaine naturel, économique, technologique ou même terroriste ». Pour ces entreprises, l’enjeu est de pouvoir assurer l’indemnisation de leurs clients, même en cas de sinistre majeur, tout en maintenant un équilibre financier à long terme et un rendement attractif pour leurs actionnaires. Solvabilité et rentabilité sont ainsi les deux piliers de la réassurance. D’un côté, un réassureur doit pouvoir absorber les grands événements catastrophiques : SCOR par exemple dispose d’une solvabilité telle que son capital minimum requis n’est entamé qu’avec une probabilité annuelle d’approximativement 0,5% – soit en d’autres termes tous les 200 ans en moyenne. D’un autre côté, la rentabilité sur le capital mobilisé pour assumer ces risques –mesurée au travers du ROE –doit être maximisée.
Pour ce faire, le réassureur doit étudier les différents risques, les analyser selon leur nature, les quantifier individuellement, étudier leurs corrélations et dépendances, puis les combiner pour créer des portefeuilles diversifiés, dans lequel les corrélations entre différents risques sont les plus faibles possibles. Son travail consiste donc in fine à optimiser son profil de risque en maximisant cette diversification. Plus qu’aucun autre métier, la réassurance est un univers de probabilités, d’anticipations et d’estimations du futur. « Tout est virtuel dans mon métier. Je suis le Nintendo du monde financier », le rappelle Denis Kessler.
« Le risque est au cœur de toutes les sociétés »
Avec l’avènement des sociétés modernes, les institutions politiques se sont également tournées vers la gestion des risques. Le politique, au travers des lois qu’il met en place, satisfait une demande de sécurité. Tout est risque et toutes les institutions gèrent des risques. Le paradoxe est que l’aversion relative aux risques semble s’élever avec le développement des sociétés. La profondeur des marchés d’assurance est, de fait, directement liée au niveau du développement économique ; on observe que les marchés d’assurance sont d’autant plus développés que les indices de démocratie et de développement humain sont élevés. Aujourd’hui, nos sociétés occidentales développées sont ainsi frileuses face au risque. Elles sont composées de nombreux « risquophobes », et de rares « risquophiles ». Au contraire, les réassureurs, pour avoir une proposition de valeur équilibrée, doivent être risque-neutres : on ne leur demande pas d’avoir une opinion sur un risque mais de l’aborder et de le considérer scientifiquement, tel un entomologiste étudie un insecte.
Faits de Dieu, faits de l’homme et faits du diable
Les risques peuvent provenir de trois sources principales : on les appelle faits de Dieu (ou risques naturels), faits de l’homme (ou risques technologiques) et faits du diable (ou risques de destructions volontaires). Denis Kessler propose de les examiner l’un après l’autre. Historiquement, dans l’ère du fatum, des sociétés traditionnelles, les risques sont exogènes : ce sont les faits de Dieu, du destin, du sort, de la malchance, de la malédiction ou de l’oeil noir. On apprendra plus tard que ces risques sont liés aux événements naturels tels que les tremblements de terre, les tsunamis, les ouragans… Ce sont des risques extrêmes de faible probabilité de survenance. En moyenne, sur les 10 dernières années, on totalise 181 milliards de dollars de pertes économiques annuelles imputables aux catastrophes naturelles. Ceci est notamment dû à une concentration des populations et de leurs activités économiques dans des zones à risque. La Californie et la Floride par exemple comptent parmi les États les plus développés des États-Unis mais aussi parmi les plus frappés par les catastrophes naturelles.
Ces phénomènes naturels sont régis par des lois. Les réassureurs doivent donc spécifier la distribution possible de gravité de ces événements, estimer leurs probabilités d’occurrence et évaluer les conséquences de leur survenance. La difficulté de l’exercice est l’estimation des événements les plus extrêmes et les plus rares. On estime par exemple que la période de retour du tremblement de terre de Lisbonne de 1755 est de l’ordre de 1500 à 2000 ans !
Les « cat bonds », ou obligations catastrophes, constituent l’un des outils de protection du capital mis en place par SCOR pour gérer ce type de risques. Par exemple, le dernier cat bond émis par SCOR fournit au groupe une couverture de 300 millions de dollars contre les risques d’ouragans et de tremblements de terre aux États-Unis et au Canada jusqu’en décembre 2019.
Les risques naturels représentent encore aujourd’hui la majorité des dommages assurés dans le monde. Cependant les activités humaines génèrent également de nombreux risques. Ce sont les faits de l’homme. La série d’explosions dans la zone industrielle de Tianjin en Chine en 2015, qui a eu un bilan humain et matériel très lourd - plus de 50 morts, 700 blessés et 10 000 voitures neuves parties en fumée - en constitue une illustration. En outre, l’homme crée en permanence, notamment par le biais des progrès technologiques, de nouveaux risques. On les appelle risques cyber, nucléaire, nano-technologique, sanitaire, génétique… De plus, les risques technologiques, par leurs interactions avec les phénomènes naturels, créent constamment de nouvelles morphogenèses de risques.
« On pensait que les progrès de la science permettraient de maîtriser, de réduire ou d’éradiquer certains risques mais ces derniers se multiplient et gagnent même en intensité et en gravité », affirme Denis Kessler en présentant l’exemple du risque lié à la résistance aux antibiotiques. En effet, les antibiotiques ont pour rôle premier de guérir et donc de supprimer un risque, mais peuvent eux-mêmes en générer un nouveau. L’humanité fait donc face à un cycle perpétuel de progrès technologiques qui atténuent les risques existants et en créent de nouveaux.
Enfin les faits du diable désignent les actes de destruction volontaires, tels que les émeutes, les guerres, ou les attentats terroristes. Les risques d’une attaque « hyper-terroriste », utilisant la technologie NRBC (Nucléaire, Radiologique, Biologique, ou Chimique), ou d’une attaque cyber de grande ampleur, doivent également être considérés. Ces risques sont la conjonction de l’utilisation des progrès technologiques et du développement de la malignité de l’homme.
Nous rentrons aujourd’hui dans une ère cyber (objets connectés, cloud, réseaux sociaux…) où, pour la première fois dans l’Histoire, le risque n’est plus localisé. Il ne peut plus être associé à un État qui en porterait la responsabilité. Il est donc nécessaire de mettre en place une coordination internationale pour maîtriser les risques cyber dans un méta-espace non territorialisé.
« Notre siècle sera celui du Risk Management ou ne sera pas. »
L’univers des risques est donc bel et bien en expansion : tout interagit désormais à la manière de la machine de Tinguely. La maîtrise de cet univers passe par une meilleure culture du risque, du management du risque et du progrès technique et scientifique.
(1) A.M. Best data and research, Top 50 Global Reinsurance Groups, 2016
Par Laurence Al Neimi, Senior Manager Wavestone - laurence.alneimi@wavestone.com
et Kenza Iraqi Houssaini, Consultante Wavestone - kenza.iraqihoussaini@wavestone.com